Apparu dans la seconde moitié du xixe siècle, le mot « infrastructure » a ressurgi de façon spectaculaire dans les discours au début du xxie siècle. Porté par la globalisation et les urgences écologiques, l'usage de ce terme connaît désormais une inflation sémantique qui témoigne de multiples efforts pour repenser les infrastructures existantes et comprendre les nouveaux projets d’aménagement qui se déploient un peu partout dans le monde. Le mot infrastructure connaît au même moment un accroissement considérable de ses usages savants, dans le cadre d’un flux continu de travaux aboutissant à l’émergence de collections, de revues spécialisées et de collectifs de recherche autour de ce thème. Dans le monde anglo-américain en particulier, les Infrastructure Studies, et une série de « tournants infrastructurels » (Infrastructural Turns), ont marqué les sciences sociales. Or le terme est souvent utilisé de façon abstraite pour décrire des réalités et des phénomènes divers. Si l’infrastructure désigne généralement un système technique et matériel de grande ampleur servant de support à des activités ayant une dimension circulatoire et réticulaire – comme le trafic ferroviaire et automobile ou, plus récemment, l’échange de données numériques –, le terme véhicule de nombreuses incertitudes et ambiguïtés quant à ce qu’il désigne, tout comme le concept qu’il recouvre et qui ne cesse d’être mis en question.
Ce numéro de la revue Tracés cherche autant à présenter et à circonscrire les usages contemporains de ce terme, en le réévaluant à l’aune de sa définition matérielle, qu’à souligner, à partir d’une série de cas situés, les liens qui associent ces dispositifs techniques supposés pérennes à un certain nombre d’enjeux politiques et sociaux changeants. Si l’articulation entre la technique et le politique n’est pas nouvelle en soi, il est aujourd’hui essentiel de la mobiliser pour s’emparer à nouveau de l’objet infrastructurel. Alors que les infrastructures industrielles, institutionnelles et financières de la Silicon Valley sont désormais un modèle qui s’étend à de nombreuses régions du monde, que les villes dites « intelligentes » (Smart Cities) accompagnent le déploiement de nouvelles infrastructures urbaines de surveillance et de contrôle, les sciences humaines et sociales ne peuvent se contenter de commenter le processus : elles se doivent également de le démystifier et d’en dévoiler les enjeux.
Nous partons donc d’une définition minimale des infrastructures comme matérialité structurante des sociétés, tout en restant attentifs à leurs aspects a priori immatériels, comme l’information et le langage. En effet, penser de façon critique les infrastructures nécessite aujourd’hui de les saisir dans l’univers d’informations et de discours qui les accompagnent. À travers la question des infrastructures, il s’agit donc bien de penser comment des dispositifs technopolitiques induisent et produisent des structures sociales. En tant que structures techniques pérennes – ou du moins conçues ou pensées pour l’être – non soumis au changement et à l’appropriation immédiats, les infrastructures façonnent les usages sociaux et matérialisent par là même des programmes politiques. Prenant de la distance avec l’apparente neutralité de l’innovation portée par les pouvoirs publics et le discours de l’éthique technicienne, ce numéro entend explorer les conditions et les formes de contraintes contenues dans les infrastructures techniques. En ceci, il tente de penser les infrastructures dans une perspective trop peu convoquée, à savoir celle de leurs pouvoirs instituants.