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Tchernychevski et l'âge du réalisme

Tchernychevski et l'âge du réalisme

Essai de sémiotique des comportements

Édité par Aurélien Langlois

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Nikolaï Tchernychevski (1828–1889) est un personnage d'une importance colossale en Russie, encore bien trop méconnu en Occident. Journaliste et critique littéraire, peut-être le plus influent des années 1860, théoricien paradoxal des relations entre l'art et la réalité, activiste politique (aussi bien Dostoïevski qu'Alexandre II le jugeaient à tort responsable de la naissance du mouvement révolutionnaire étudiant), Tchernychevski est resté dans l'histoire comme l'auteur de Que faire ? (1863), roman qui prétendait fournir un « guide dans la vie », sur lequel les jeunes radicaux pourraient modeler leur vie quotidienne, leurs relations personnelles et leurs émotions. La volonté de créer des « hommes nouveaux » et des « femmes nouvelles » pour le nouvel âge révolutionnaire était née. Et Que faire ? devint bel et bien un guide de vie, ses situations fictionnelles (mariage et adultère organisés de façon rationnelle, vie en communautés, création d'un corps révolutionnaire parfait) se trouvant mis en application dans la réalité, avec des résultats variables. On trouve de nombreuses allusions implicites et explicites à Que faire ? dans la littérature de l'époque, dans tous les romans de Dostoïevski postérieurs à 1863 et chez Tolstoï (l'intrigue maritale du roman se retrouve sous la forme d'un cauchemar d'Anna Karénine). Plus tard, Lénine déclara que Que faire ? était son livre préféré (et reprit le titre de Tchernychevski pour son propre ouvrage — exposant un programme concret d'action révolutionnaire qui eut bien plus de succès). En 1937, Tchernychevski apparaît sous la forme d'un personnage de fiction dans Le Don de Vladimir Nabokov, écrit dans l'émigration, tentative cette fois-ci pour exorciser ce démon par l'ironie et le ridicule, notamment grâce à une lecture féroce du journal intime de Tchernychevski, publié en Union soviétique dans un tout autre but : développer son culte en le présentant comme un saint Jean-Baptiste, prophète du bolchévisme.

L'influence de Tchernychevski dépassa sans l'ombre d'un doute ce que ses actes méritaient, mais le fait est que, amis ou ennemis, contemporains ou auteurs postérieurs, tous y virent une figure d'une importance particulière : un symbole de son époque et un prototype du mouvement révolutionnaire russe naissant.

Cette fusion de « la littérature et la réalité », l'un contaminant l'autre, fournit une matière idéale à une étude sémiotique de la culture qui puisse illustrer l'action réciproque de l'auteur en tant qu'homme et de son époque.

Dans son ouvrage, Paperno étudie de très près la vie et l'œuvre de Tchernychevski, et montre comment l'écrivain naît d'un contexte historique spécifique, de préoccupations sociales et psychologiques communes à son milieu et sa génération et des codes littéraires en vigueur. Parmi eux, le passage d'une vision religieuse du monde à l'athéisme et la foi en la science, de la prééminence de l'aristocratie et la noblesse sur la scène culturelle à l'émergence d'intellectuels roturiers au sein des étudiants et des lecteurs de revues, du Romantisme au Réalisme (et à une nouvelle perception des rapports entre l'art et la vie), etc. Au bout du compte, Paperno montre comment l'expérience personnelle de l'auteur se transforme en structure littéraire, donnant naissance à un roman à même d'influer sur la vie émotionnelle et le comportement de lecteurs placés dans la même situation culturelle.